" Je rentre à la maison " de Manoel de Oliveira

\"\"Le dernier film de Manuel de Oliveira, dont les commentaires placés sur les affiches soulignent le caractère jubilatoire et jouissif, apparaît pourtant comme une œuvre grave, une méditation désabusée sur le métier de comédien, qui ne va pas sans poser un certain nombre de questions sur les relations que le cinéaste peut entretenir à l\'égard de l\'univers dramatique.

Le protagoniste Gilbert Valence, sorte de duplication de l\'acteur Piccoli, accumule tout au long du film un capital de sympathie qui laissera place à l\'apitoiement dans les scènes finales. L\'homme, en effet, apparaît comme un reclus affectif, dont la véritable identité réside dans les masques, postiches ou accessoires (les chaussures de luxe) grâce auxquels il peut compenser son incapacité pathologique à affronter le réel. L\'enjeu du film réside d\'ailleurs tout entier dans cette thématique : accepter la douloureuse mais nécessaire confrontation avec une réalité, une matière (la meilleure illustration demeurant la scène d\'ouverture du breakfast dans Ulysses, qui signera l\'arrêt de/du jeu du comédien) qu\'il n\'aura eu de cesse d\'esquiver tout au long de l\'histoire.

\"\"Gilbert Valence n\'accepte l\'effraction au sein de son monde qu\'à la seule condition que les incursions s\'organisent autour d\'une ritualisation (le baiser du petit-fils avant le départ pour l\'école) qui lui ôte toute la part d\'incertitude et d\'imprévu qu\'il ne saurait maîtriser. Le monde se trouve réduit à la seule scène, monde diégétique au sein duquel peut prendre place l\'exorcisme des angoisses (la mort avec la pièce de Ionesco) ou le fantasme de toute-puissance (La Tempête). La grande force du film est de donner à voir conjointement les deux espaces scénique et diégétique dans le même plan : les amours de scène n\'ont pas droit de cité en dehors du monde de l\'illusion auquel elles appartiennent - et l\'actrice qui incarne Silvia le constate à ses dépens, le comédien ne saurait confondre les degrés de réalité.

\"\"Consacré par un art qui le condamne à une redoutable insensibilité (à l\'amour ou à la mort des autres, aux exigences matérielles : Gilbert Valence n\'hésite pas un instant à refuser un rôle qui aurait pu assurer l\'aisance de son agent et ami) dès l\'instant où celle-ci n\'est pas instrumentalisée par l\'espace dramatique, l\'acteur parvient même à introduire l\'illusion comique au sein de la réalité. Les chaussures ne représentent pas seulement une foucade vestimentaire, elle constituent une sorte d\'objet transitionnel qui fixe et condense les obsessions d\'un homme érigeant leur exhibition en spectacle autonome - démarche soulignée intelligemment par Oliveira, qui prend un malin plaisir à réduire le premier échange avec l\'agent à une confrontation synecdochique entre deux paires de chaussures. Ces chaussures neuves sont moins une ostentation vaniteuse qu\'une affirmation existentielle, identitaire. La jouissance qui s\'empare du personnage est égale à celle d\'une performance réussie, comme si le comédien réussissait à obtenir ce qui fonde l\'essentiel de son existence : l\'épanchement du songe dramatique dans la vie réelle. Celui-ci prendra brutalement fin après le vol dont il est victime et qui le conduit à une sorte d\'exercice pénitentiel - à savoir porter ses anciennes guêtres en contant son infortune ; la scène est filmée comme le double inversé de la précédente avec le plan serré sur les chaussures honnies croisées et décroisées.

\"\"Pourtant, c\'est bien le jeu, la représentation dramatique qui condamne Gilbert Valence en le forçant, au sens propre, à sortir du cadre, des cadres, devrait-on dire : celui de la caméra, celui de la pièce et le cadre de la représentation mentale, puisque Valence se rend compte, à ce moment, qu\'il ne cadre plus avec l\'image que le confort protecteur de la diégèse lui procurait. S\'il avait su accepter avec résignation l\'agression dont il avait été victime dans la rue, puisque celle-ci provenait d\'un monde réel dont il avait choisi de ne pas partager les conventions et principes, en revanche la brusque révélation de son impéritie le dessubstantialise (le dernier plan le montre de dos, dans la pénombre, gravissant péniblement l\'escalier). La réalité a repris ses droits sur la fiction, de sorte que Valence se trouve privé de la faculté apaisante d\'affecter au conte la prise en charge des angoisses de l\'instant.

\"\"Les dernières paroles de Valence retentissent comme un aveu de défaite, d\'humiliation : vaincu par l\'illusion mimétique qu\'il entendait maîtriser de bout en bout, et sur lequel il avait imposé son emprise, l\'acteur se trouve renvoyé à sa défroque, à son rôle de pantin, renvoyé chez lui à la manière d\'un élève indiscipliné expulsé de cours. Cette phrase d\'ailleurs s\'inscrit bien dans l\'univers langagier de l\'enfance. \"Je rentre à la maison\" représente l\'ultime échappatoire avant l\'aveu d\'échec indéniable, une sorte de façon désespérée de se raccrocher aux branches d\'un discours, d\'une situation, que l\'on ne maîtrise plus. Je rentre à la maison, je quitte le jeu pour ne plus exister : impitoyable univers de la fiction qui rejette hors de sa sphère ses composantes organiques. Le message lapidaire du dernier film d\'Oliveira est à apprécier à la mesure de la longue carrière du cinéaste et de son rapport avec la question de la distance et de la représentation.

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Baptiste Roux le 2001-03-20